Chapitre 16
Faon suivit Dag sur le perron de devant et le regarda avec inquiétude s'asseoir lourdement sur une marche, son coude gauche posé sur son genou, la tête baissée. A l'ouest, derrière la maison, le ciel se vidait des couleurs du couchant. A l'est, au-dessus de la vallée et du fleuve, les premières étoiles pointaient sur la voûte turquoise foncé. L'air était doux car la chaleur du jour s'évanouissait. Faon s'installa à la droite de Dag et posa une main hésitante sur son visage. Sa peau était glaciale, et elle sentait les frissons qui lui traversaient le corps.
— Tu es tout froid.
Il secoua la tête, déglutit.
— Laisse-moi juste...
Quelques instants plus tard, il se redressa, inspirant profondément.
— J'ai cru que j'allais rendre ce bon dîner sur mes pieds, mais maintenant c'est passé.
— Est-ce que c'est normal? Après avoir fait quelque chose comme ça ?
— Non... Enfin, je ne sais pas. Je ne suis pas un créateur. Nous l'avons établi quand j'avais seize ans. Je n'avais pas la concentration nécessaire. J'avais toujours besoin de bouger. Je ne suis pas un créateur, mais c'...
— C'était? proposa-t-elle alors que son silence s'éternisait.
— C'était de la création. Dieux absents.
Il leva son bras gauche et essuya son front sur sa manche.
Elle passa son bras autour de ses épaules, essayant de lui transmettre sa chaleur. Elle ne savait pas si ça lui faisait du bien, mais il fit un sourire tremblant pour la remercier d'essayer. Tout son corps était glacial.
— Nous devrions aller dans la cuisine près du foyer. Je pourrais te préparer une boisson chaude.
— Quand je pourrai me lever, dit-il. On pourrait peut-être passer par l'arrière de la maison.
Où ils ne risqueraient pas de tomber sur sa famille. Elle hocha la tête avec compréhension.
— Le travail de l'essence, commença-t-il, avant de s'arrêter. Tu dois comprendre. Le travail de l'essence des Marcheurs du Lac - leur magie, pourrait-on dire - signifie prendre quelque chose pour le rendre encore plus lui-même, en renforçant son essence. Il y a une femme au lac Hickory qui travaille le cuir pour qu'il soit imperméable à l'eau. Elle a une sœur qui fait du cuir qui peut dévier les flèches. Elle peut faire environ deux vestes par mois. J'en avais une, autrefois.
— Est-ce que ça marchait ?
— Je n'ai jamais eu l'occasion de le découvrir. Mais j'en ai vu une autre détourner la flèche d'un homme de vase. La pointe en fer ne lui a laissé qu'une égratignure sur la peau. De la veste, pas du patrouilleur, précisa-t-il.
— Jamais ? Que lui est-il arrivé ?
— Je l'ai prêtée à mon neveu le plus âgé lorsqu'il a commencé à patrouiller. Il l'a donnée à sa sœur quand elle a commencé. Aux dernières nouvelles, le plus jeune fils de mon frère l'a prise avec lui quand il a quitté la région. Je ne suis pas sûr que ces vestes soient aussi utiles que ça, car elles risquent de rendre négligent, et ne protègent ni le visage ni les jambes. Mais tu sais... on s'inquiète toujours pour les jeunes. (Ses épaules se détendaient, mais son expression demeurait tendue et distante.) Cette coupe, pourtant... j'ai poussé son essence pour qu'elle redevienne une coupe intacte, et le verre n'a fait que suivre. Je le sentais si clairement. Sauf que, sauf que... (il posa son front contre le sien) je l'ai poussée avec l'essence de ma main gauche, murmura-t-il craintivement, et je n'ai pas de main gauche et elle n'a pas d'essence. Ce qui s'est trouvé là, pendant une minute, a disparu à nouveau. Je n'ai jamais entendu parler de quelque chose comme ça. Mais les meilleurs créateurs ne parlent pas beaucoup de leur métier, à part entre eux. Alors je ne sais pas. Je ne sais pas...
La porte s'ouvrit et Brin apparut dans l'obscurité du porche.
— Euh... Faon...?
— Quoi, Brin ? demanda-t-elle avec impatience.
— Euh... Tante Futée dit... euh... Tante Futée dit qu'elle en a assez de ces bêtises et qu'elle veut te voir avec le patrouilleur dans sa chambre pour en finir avec ça d'une façon ou d'une autre, dès qu'il se sentira prêt. Euh... monsieur.
Derrière le rideau de ses cheveux, les lèvres de Dag se relevèrent légèrement. Il leva le visage.
— Merci, Brin, dit-il gravement. Dis à tante Futée que nous viendrons bientôt.
Brin déglutit, pencha la tête et repartit à l'intérieur à toute allure.
Ils se levèrent et firent le tour du côté nord de la maison pour aller dans la cuisine, Dag s'appuyant lourdement sur les épaules de Faon. Il trébucha deux fois. Elle le fit s'asseoir près du foyer pendant qu'elle lui préparait une tasse d'eau chaude avec des feuilles de menthe poivrée écrasées, et la tint devant ses lèvres pendant qu'il buvait. Il s'arrêta enfin de trembler, et sa peau moite sécha et se réchauffa. Elle vit ses parents et Flèche leur jeter des regards timides depuis l'obscurité du couloir, mais ils ne dirent rien et ne s'aventurèrent pas à l'intérieur.
Futée apparut à la porte de sa chambre à tisser plongée dans l'ombre.
— Eh bien, patrouilleur. Tu as disparu pendant un bon moment, je crois.
— Oui, madame, confirma-t-il ironiquement.
— Faon, amène le patrouilleur et de la lumière.
Elle retourna dans l'obscurité, faisant traîner ses pieds et sa canne sur le plancher, non par lassitude, mais pour la compagnie de ce bruit, comme elle le faisait parfois.
Faon regarda Dag avec anxiété. Le feu qu'elle venait de tisonner projetait une lueur rouge orangé sur sa peau, jaune sur sa grossière chemise blanche et sur son crochet, et ses yeux étaient sombres et larges. Il paraissait fatigué et désorienté, et on aurait dit qu'il avait mal au bras, mais il lui adressa un sourire rassurant qu'elle lui rendit.
— Tu es prêt? demanda-t-elle.
— Je n'en suis pas sûr, mais je suis trop curieux pour m'en soucier. Ce n'est sûrement pas un trait de caractère qui aide à la longévité chez un patrouilleur, mais allons-y.
Elle prit la lampe à bougie par sa poignée de verre ébréchée et l'alluma, attrapant le bougeoir en fer. Elle se munit de trois bouts de chandelles éteintes de plus par la même occasion et sortit. Avec un hé étouffé, il se leva et la suivit.
Futée les appela depuis sa chambre.
— Ferme les deux portes, ma chérie. Pour qu'on n'entende pas les bruits de la maison.
Et pour qu'on ne nous écoute pas, pensa Faon. Elle ferma la porte de la cuisine avec son pied et se fraya un chemin entre le métier à tisser et le harnachement de Dag. Dans la pièce, Futée s'assit au bord de son lit et leur désigna celui d'en face. Faon posa la lampe et le bougeoir sur la table entre les deux lits et alluma les autres bougies, puis retourna fermer la porte. Dag lui jeta un regard et s'assit en face de Futée, les lattes du lit craquant sous son poids. Faon se laissa tomber à sa gauche.
— Nous voilà, tante Futée, annonça-t-elle.
— Madame, ajouta Dag.
Futée s'étira le dos et fit la grimace, puis se pencha en avant, appuyée sur sa canne, ses yeux de perle semblant les observer avec une intensité déconcertante.
— Voyez-vous, patrouilleur, je vais vous raconter une histoire. Et ensuite je vous poserai une question. Et plus tard nous verrons où tout cela nous mène.
— Je suis à votre disposition, dit Dag avec une courtoisie étudiée qui, Faon le savait désormais, dissimulait de la méfiance.
— C'est ce qu'on va voir. (Elle renifla.) Vous savez, vous n'êtes pas le premier Marcheur du Lac que j'aie rencontré.
— Je m'en doutais.
— J'ai mené une vie bien monotone, dans l'ensemble. J'ai vécu dans cette maison depuis que Trille a épousé Surel, il y a près de trente ans. Je sors rarement de la ferme, à part pour aller à Bleu-Ouest les jours de marché ou pour aller coudre de temps en temps.
En réalité, Futée faisait les deux régulièrement, étant la fournisseuse en chef de tissu délicat et ayant un goût prononcé pour les commérages du village, mais Faon s'abstint d'intervenir dans ce courant de... de ce que cela s'avérerait être. De réminiscences ?
Apparemment oui, car Futée continua dans cette veine.
— L'été précédant la naissance de Faon n'a pas été facile. Sa maman était malade, et son papa aussi débordé que d'habitude. Je ne dormais pas bien moi non plus, alors j'allais faire mes cueillettes dans les bois au nord la nuit, lorsqu'ils étaient tous couchés. Les garçons ne m'étaient pas d'une grande aide dans les bois, à cette époque de leur vie.
Ils devaient être âgés de trois à dix ans, à peu près. Faon s'en faisait une idée très précise, et elle frémit.
— Des racines, des herbes et des plantes pour fabriquer des remèdes et de la teinture, vous voyez. Non seulement les bois sont plus paisibles la nuit, mais les odeurs sont plus fortes. Je recherchais tout particulièrement du gingembre sauvage pour Trille, je pensais lui en faire de la tisane pour calmer son pauvre estomac. Quoi qu'il en soit, j'ai regretté cette tranquillité ce soir-là, parce que je suis tombée et me suis tordu la cheville en beauté. J'ai essayé d'appeler à l'aide, mais j'étais trop loin de la maison pour qu'on puisse m'entendre.
En effet, les bois sur la pente raide de la vallée au nord de chez eux s'étendaient sur cinq kilomètres jusqu'à la plus proche ferme. Faon émit un son encourageant en guise de hochement de tête.
— Je me suis dit que j'étais condamnée à m'allonger dans les herbes humides jusqu'au matin, où on se rendrait compte de mon absence, mais j'ai alors entendu du bruit dans les feuilles - j'avais peur que ce soit un loup ou un ours venu me dévorer, mais en fait c'était un patrouilleur des Marcheurs du Lac. Au début, j'ai pensé que j'aurais préféré un ours, mais je découvris que c'était un gentil jeune homme.
Il a posé les mains sur mon pied et l'a soulagé de façon surprenante, puis il m'a soulevée et m'a ramenée à la maison. J'étais plus mince à l'époque, entendez bien, grosse comme rien, vraiment. Il était loin d'être aussi grand que vous, dit-elle en désignant Dag de la tête, mais il était très robuste. Il avait une belle voix, presque aussi profonde que la vôtre. Il m'a expliqué qu'il effectuait un échange depuis un camp assez éloigné à l'est, et que c'était sa première patrouille dans la région - il se sentait seul et avait le mal du pays, ai-je pensé. Quoi qu'il en soit, je lui ai offert à manger dans la cuisine, et il m'a bandé la cheville avec fermeté, bien comme il faut.
Je ne sais pas s'il voulait faire de moi sa tante adoptive, ou s'il tenait plus du garçon qui trouve un oiseau avec une aile cassée et en fait son animal de compagnie, mais la nuit suivante, très tard, j'ai entendu taper à ma fenêtre. Il était revenu avec des médicaments, pour mon pied et pour le ventre de Trille, qu'il m'a donnés - mais il n'a pas voulu entrer, ce soir-là. Les poudres ont eu un effet fantastique, je dois dire.
Elle soupira avec attendrissement, perdue dans ses souvenirs.
— Il est parti et je n'y ai plus pensé, mais l'été suivant, à peu près à la même époque, on est revenu taper à ma fenêtre. Nous avons fait un pique-nique improvisé sur le perron de derrière, dans le noir, et nous avons discuté. Il était heureux d'apprendre que Trille avait accouché de toi, Faon, sans encombre. Il m'a donné quelques petits présents et je lui ai donné à manger et des vêtements. Pareil l'été suivant. J'en suis donc venue à attendre sa visite.
L'année suivante, il est encore revenu, mais pas seul. Il avait amené sa fiancée, juste pour me la faire admirer, tant il en était fier. Il m'a montré leurs bracelets de mariage de Marcheurs du Lac, des liens de l'union, comme ils les appellent, sachant que je montrais un intérêt d'artisan pour tout ce qui avait à voir avec mon métier : les fils, les cordes et les tresses aussi bien que le tissage et le tricot. Ils m'ont laissée les tenir dans la main pour me les faire ressentir. Ça m'a fait un coup, ça oui. Ce n'était pas seulement des cordelettes décorées. Elles étaient magiques.
— Oui, dit Dag avec prudence, et il expliqua, devant le regard curieux de Faon: les fiancés mettent une minuscule partie de leur essence dans leur cordelette. La cérémonie des liens de l'union entremêle les deux essences, puis ils les échangent.
— Vraiment? demanda Faon, fascinée, essayant de se rappeler si elle avait vu de tels bracelets sur les patrouilleurs à Forgeverre.
Oui, Mari en avait un, tout comme quelques autres patrouilleurs plus âgés. Elle avait cru qu'ils étaient purement décoratifs.
— Est-ce qu'ils servent à quelque chose? Est-ce qu'ils peuvent transmettre des messages ?
— Non, enfin, seulement si l'un des époux meurt : l'autre peut le sentir, parce que l'essence quitte le lien. On les met souvent de côté pour éviter l'usure, même si on peut les refaire s'ils sont abîmés. Mais si l'un des époux part en patrouille, l'autre resté au camp met le sien. Juste... pour savoir. C'est un choc pour celui qui est en patrouille, car il ne s'y attend pas... Je l'ai vu arriver deux fois. C'est terrible. Le patrouilleur est immédiatement renvoyé chez lui si c'est possible. C'est un sentiment de terreur très particulier de savoir ce qui est arrivé mais pas comment, si ce n'est que vous arrivez trop tard, et la pensée que, peut-être, qui sait, la ficelle a été brûlée dans l'incendie d'une tente ou par je ne sais quel hasard - un espoir assez grand pour te torturer mais pas assez pour te rassurer. Lorsque je me suis réveillé dans la tente des médecins après...
La pièce devint si calme que Faon crut entendre les bougies brûler.
Elle leva le visage vers le sien et dit, un peu sèchement.
— Tu sais, soit tu termines ce genre de phrases, soit tu ne les commences pas.
Il soupira et hocha la tête.
— Je pense que je peux te dire ça. Sinon, je n'ai aucun intérêt à... bref. J'allais dire, lorsque je me suis réveillé dans la tente des médecins après la Corniche du Loup, ma main avait disparu, tout comme le lien de Kauneo, que je portais de ce côté. Perdu sur la corniche. Je crois que j'ai causé des difficultés en voulant le retrouver, car j'avais l'esprit embrouillé. Ils ne voulaient pas me dire qu'elle était partie avant que je me sente mieux, mais il l'a bien fallu, et je n'ai pas voulu les croire. Je me disais : si je retrouve ce lien, je leur montrerai qu'ils ont tort. J'ai fini par surmonter ça.
Il avait détourné le regard en disant cela. Faon inspira et expira lentement entre ses dents. Il posa les yeux sur elle et lui sourit, plus ou moins ; il essaya de lui attraper la main pour la rassurer, grimaçant lorsque l'écharpe l'en empêcha, lui rappelant douloureusement son état.
— C'était il y a très longtemps, murmura-t-il.
— Avant que je sois née.
— En effet. Je ne sais pas pourquoi je trouve cette pensée rassurante, mais c'est le cas.
Futée avait la tête penchée sur le côté, écoutant avec concentration ; comme il s'était tu, elle reprit la parole.
— En tout cas, je suis sûre de ça, patrouilleur. Sans ces liens de l'union, vous n'êtes pas mariés aux yeux des Marcheurs du Lac.
Il hocha prudemment la tête, puis se rappela qu'il devait parler.
— Oui. En fait, c'est la preuve visible d'un mariage valide, comme le registre du clerc de votre village ou l'inscription de votre nom dans le livre de famille, accompagné des signatures des témoins. Le lien de l'union est le cœur et le centre d'un mariage. La nourriture, la musique, la danse et les disputes entre les proches ne sont qu'un extra.
— Oui, oui, fit Futée. Et c'est bien ça le problème, patrouilleur. Parce que si Faon et vous vous tenez dans le parloir devant la famille et tout le monde, comme vous dites le vouloir, et que vous signez et faites vos promesses, il me semble qu'elle sera mariée, mais pas vous. J'ai dit que j'avais une question, et la voici. Je veux savoir exactement ce que vous avez en tête, que vous m'assuriez que cette situation ne va pas se retourner contre elle et la laisser en pleurs.
Faon se demanda pourquoi on le tenait pour responsable de ses futures larmes, mais pas elle des siennes. Elle supposa que c'était cette maudite différence d'âge, une fois encore. Cela lui semblait injuste et déséquilibré.
Dag resta silencieux le temps de plusieurs longues respirations. Finalement, il releva le menton.
— En arrivant ici, je ne pensais pas du tout à un mariage de fermiers. Mais il ne m'a pas fallu longtemps pour m'apercevoir que sa famille n'estimait pas beaucoup Faon. A l'exception de la partie en présence, s'empressa-t-il d'ajouter, et Futée hocha la tête d'un air sombre sans le contredire. Non qu'ils ne l'aiment pas et n'essaient pas de veiller sur elle, d'une façon distraite et équivoque. Mais ils ne semblent pas la voir, pas telle qu'elle est. Pas comme je la vois. Bien sûr, ils ne possèdent pas d'InnéSens, mais quand même. Peut-être que le passé voile le présent, peut-être qu'ils n'ont juste pas pris la peine de la regarder ces derniers temps, peut-être ne l'ont-ils jamais regardée, je ne sais pas. Mais le mariage semble élever la position d'une femme chez les fermiers. J'ai cru que je pourrais facilement lui donner ça. Enfin, à l'époque, ça me paraissait facile. Je n'en suis plus si sûr maintenant. (Il soupira.) J'ai pourtant été clair sur nos arrangements en cas de veuvage.
— Ça me semble un cadeau assez creux, patrouilleur.
— Oui, mais je ne peux pas faire de liens de l'union ici. Je ne peux pas faire la ficelle. Pour commencer, il faut deux mains et je n'en ai aucune, et je ne suis pas sûr du tout que Faon puisse en faire une, et il n'y a personne pour effectuer la bénédiction et les attacher. Je me disais qu'en arrivant au lac Hickory, je pourrais essayer de nous en faire faire, malgré les difficultés.
— Vous pensez que votre famille soutiendra cette idée ?
— Non, répondit-il franchement. Je m'attends à rencontrer des obstacles. Mais j'ai toujours été plus têtu que tout ce que la vie a jeté en travers de mon chemin.
— Il a raison, tante Futée, osa dire Faon.
— Hum. Et que se passera-t-il s'ils la jettent dehors ? Ce que les Marcheurs du Lac ont déjà fait à des soupirants fermiers auparavant, il me semble.
Dag devint très calme pendant un instant.
— Je partirai avec elle.
Futée haussa les sourcils.
— Vous briseriez les liens avec votre peuple? Le pourriez-vous?
— Pas par choix. (Son haussement d'épaule ne suffit pas à dissimuler son profond malaise.) Mais s'ils choisissaient de rompre avec moi, je ne pourrais guère les en empêcher.
Faon cligna des yeux, soudain inquiète. Elle n'avait imaginé que la joie qu'ils pourraient s'apporter l'un à l'autre. Mais ce bateau semblait remorquer toute une file de barges qu'elle n'avait pas remarquée auparavant. Dag si, apparemment.
— Hum, hum, hum, fit Futée en tapotant doucement le sol avec sa canne. J'ai réfléchi, moi aussi, patrouilleur. J'ai deux mains. Et Faon aussi, figurez-vous.
Dag sembla se figer et jeta un regard perçant à Futée.
— Je... je ne suis pas du tout sûr que ça pourrait marcher... Je ne suis pas sûr que ça ne marcherait pas, ajouta-t-il après une longue pause. Je sais comment il faut s'y prendre. Faon connaît la région, elle pourrait m'aider à rassembler ce dont nous avons besoin. Un cheveu chacun, d'autres choses encore. Les miens sont un peu courts.
— J'ai un truc pour les fibres courtes, dit Futée équitablement.
— Vous avez plus que ça, je crois. Étincelle... (Il se tourna vers elle.) Donne-moi quelque chose que ta tante a fabriqué. Je veux tenir quelque chose de sa confection. Quelque chose de très réussi, tu sais?
— Je pense savoir ce qu'il veut. Regarde dans le coffre aux pieds de mon lit, ma chérie. La chemise de mariage de Flèche.
Faon se leva d'un bond, s'approcha du coffre en bois et souleva le couvercle. La chemise se trouvait sur le dessus. Elle la prit par les épaules, laissant le tissu blanc se déployer. Elle était presque terminée, à part les manchettes. Les smocks autour du haut des manches et dans le dos étaient doux sous sa main et les boutons, déjà cousus sur la double patte de devant, étaient sculptés dans de la coquille de moule, douce et lisse.
Elle l'apporta à Dag qui la posa sur ses genoux, la touchant maladroitement et délicatement du bout des doigts de sa main droite et, avec plus d'hésitation, passant son crochet au-dessus en faisant attention à ne pas faire d'accroc.
— Ce n'est pas une seule fibre, si ?
— Du lin pour la résistance, du coton pour la douceur, et un peu de lin d'ortie pour la brillance. J'ai produit ce fil pour l'occasion.
— Les Marcheuses du Lac ne filent jamais aussi bien que ça. Cela prend trop de temps, et nous n'en avons jamais assez.
Faon regarda sa chemise grossière, qu'elle trouvait de mauvaise qualité, avec un œil nouveau.
— Je me souviens avoir aidé Futée et maman à monter le métier pour ce tissu, l'hiver dernier. Ça nous a pris trois jours, et c'était tellement fastidieux et minutieux que j'ai cru que j'allais me mettre à hurler.
— Les métiers à tisser des Marcheurs du Lac sont de petites choses qu'on peut suspendre, démonter et emporter facilement quand on lève le camp. Nous ne pourrions jamais transporter la grosse armature en bois de celui de ta tante. C'est un outil de fermier. Aussi dangereux que des maisons ou des granges. Des cibles... (Il baissa à nouveau les yeux sur le tissu.) Il y a une bonne essence, là-dedans. C'étaient des plantes, et... des créatures, autrefois. Maintenant son essence est complètement transformée. Une chemise, c'est tout. Du beau travail, vraiment. (Il leva la tête et fixa Futée avec une curiosité vive et nouvelle.) Il y a une bénédiction à l'intérieur.
Faon aurait juré que les lèvres de Futée s'étaient relevées dans un sourire de fierté, mais cette expression disparut trop rapidement pour qu'elle puisse en être sure.
— J'ai essayé, dit Futée avec modestie. C'est une chemise de mariage, après tout.
— Hum.
Dag se redressa, indiquant d'un geste de tête que Faon pouvait remettre la chemise à sa place. Elle la plia avec soin et la rangea, puis s'assit sur le coffre. Une tension s'était créée entre Futée et Dag, et elle hésitait à marcher entre eux deux de peur de déchirer cette chose aussi délicate qu'une toile d'araignée.
— Je veux bien essayer de fabriquer des liens de l'union si vous le souhaitez également, tante Futée. Ça changerait sûrement les choses, chez moi. Si ça ne marche pas, nous en serons au même point qu'avant, la déception en plus ; et si ça marche... nous en serons beaucoup plus loin.
— Plus loin vers où ? demanda Futée.
Dag renifla avec ironie.
— Nous le saurons en y arrivant, j'imagine.
—Voilà qui est bien dit, acquiesça aimablement Futée. Très bien, patrouilleur. Marché conclu.
— Tu veux dire que tu parleras en notre faveur à papa et maman ?
Faon aurait voulu sauter et hurler. Elle se contenta d'un sage petit cri, et sauta sur le lit pour embrasser et étreindre Futée.
Futée la repoussa, sans grande conviction.
— Voyons, voyons, ma chérie, arrête ça. Tu me donnes la chair de poule. (Elle se redressa et se tourna à nouveau vers l'homme en face d'elle.) Autre chose... Dag. Si vous voulez bien m'écouter jusqu'au bout.
Il leva les sourcils devant cet usage inhabituel de son prénom.
— Je suis un bon auditeur.
— Oui, j'ai remarqué ça chez vous.
Mais Futée resta silencieuse. Elle changea de position, comme si elle était embarrassée ou... timide ? Sûrement pas...
— Avant son départ, ce jeune Marcheur du Lac m'a fait un dernier cadeau. Parce que j'avais dit que j'étais désolée qu'il parte sans que je n'aie jamais vu son visage. Enfin, à vrai dire c'est sa fiancée qui m'a fait ce présent, je suppose. Elle était assez douée pour guérir à la méthode des Marcheurs du Lac, apparemment, un peu comme lui avait guéri ma pauvre cheville à notre rencontre.
— Accorder les essences, interpréta Dag. Oui. C'est assez intime. En fait, c'est même très intime.
La voix de Futée se fit presque murmure, comme si elle leur confiait de sombres secrets.
— C'était comme si elle m'avait prêté ses yeux pendant un instant. Finalement, il n'était pas si différent de ce que j'imaginais, d'une beauté assez simple. Je ne m'attendais pas aux cheveux roux et au bronzage brillant, cela dit, sur un garçon qui dormait le jour et avançait la nuit. Ç'a été un petit choc, ça. (Elle se tut pendant un long moment.) Je n'ai jamais vu le visage de Faon, vous savez.
Le ton désinvolte qu'elle avait employé n'aurait pu tromper personne, pensa Faon, même sans le petit tremblement à la fin.
Dag s'appuya contre le mur en clignant des yeux.
Futée, d'une voix incertaine, rompit le silence.
— Vous êtes peut-être trop fatigué. C'est peut-être... trop difficile. Trop.
— Hum. (Dag déglutit, puis s'éclaircit la gorge.) Je suis extrêmement fatigué ce soir, je l'admets. Mais je veux bien essayer pour vous. Cependant, je ne suis pas sûr que ça marche, c'est tout. Je ne voudrais pas vous décevoir.
— Si ça ne marche pas, nous en serons au même point qu'avant. Comme vous dites.
— En effet, acquiesça-t-il en adressant un pâle sourire à Faon. On échange de place, Faon ?
Elle descendit du lit de Futée et grimpa sur le sien pendant qu'il s'asseyait à côté de Futée. Il haussa l'épaule droite et sortit le bras de son écharpe.
— Fais attention avec ce bras, l'avertit Faon, inquiète.
— Je crois que je peux le lever avec mon épaule, si je n'essaie pas de trop remuer les doigts ni d'appuyer dessus. Futée, je vais essayer de vous toucher les tempes. Je peux me servir de mes doigts du côté droit, mais j'ai bien peur de devoir vous toucher avec l'arrière de mon crochet du côté gauche, ne serait-ce que pour l'équilibre. Ne sursautez pas, d'accord ?
— Comme vous voudrez, patrouilleur.
Futée se redressa, très calme. Elle s'humecta nerveusement les lèvres. Ses yeux de perle étaient écarquillés, fixant le vide avec anxiété. Dag s'approcha d'elle, levant les mains des deux côtés de sa tête. A part l'expression concentrée de Dag, il n'y avait rien à voir.
Faon se rendit compte qu'il se passait quelque chose seulement lorsque Futée cligna des yeux, bouche bée, et jeta un coup d'œil à Dag.
— Oh. Non, dit-elle avec impatience. Ne regardez pas cette vieille femme boulotte. Je ne veux pas la voir, et d'ailleurs, ce n'est pas la vérité. Regardez par là-bas.
Dag tourna la tête avec obligeance, la plaçant parallèlement à celle de Futée, bien que plus haute. Il sourit à Faon. Elle lui rendit son sourire, son souffle s'accélérant à cause de la tension qui grandissait dans la pièce.
— Ma parole, souffla Futée. Ma parole.
Ce moment intemporel s'étendit.
— Voyons, patrouilleur. Rien dans notre vieux monde ne pourrait être aussi joli que ça.
— C'est bien ce que je pensais, dit Dag. Vous voyez son essence en plus de son visage, vous savez. Vous la voyez comme je la vois.
— Vraiment, murmura Futée. Vraiment. Voilà qui explique bien des choses.
Elle regardait Faon avidement, comme pour mémoriser cette vision aveugle. Ses yeux, remplis de larmes, scintillaient à la lumière des bougies.
— Futée, dit Dag d'une voix où se mêlaient l'épuisement, l'amusement et le regret. Je ne vais pas pouvoir tenir beaucoup plus longtemps. Je suis désolé.
— Ce n'est pas grave, patrouilleur. Ça me suffit. Enfin, ce n'est pas le mot juste, mais vous comprenez.
— Oui.
Il soupira et s'effondra en arrière. Il remit avec maladresse son bras cassé dans son écharpe, puis se plia en deux, le regard fixé sur le plancher.
— Tu te sens mal ? s'écria Faon, se demandant si elle devait se dépêcher d'aller chercher une bassine.
— Non, mais j'ai un peu mal au crâne. Il y a des choses qui flottent devant mes yeux. Voilà, elles disparaissent maintenant. (Il cligna rapidement des paupières et se redressa.) Pff. Vous m'épuisez, tous. J'ai l'impression d'avoir patrouillé dix jours sans interruption. Et sous un temps abominable. Et sur des rochers.
Futée se redressa, les larmes coulant comme des ruisseaux sur la face d'une falaise. Elle se frotta les joues et foudroya du regard la pièce qu'elle ne pouvait plus voir.
— Ma parole, on nous a fourrées pendant tout ce temps dans un trou sordide, Faon, ma chérie. Pourquoi n'as-tu jamais rien dit? Je vais demander aux garçons de nous passer les murs à la chaux, ça oui.
— Ça me paraît une bonne idée, dit Faon. Mais je ne serai plus là.
— Non, mais moi oui, répliqua Futée d'une voix déterminée, en reniflant.
Après s'être accordé quelques instants pour retrouver son calme, Futée planta sa canne dans le sol et se releva.
— Allez, venez, tous les deux. Passons aux choses sérieuses.
Faon et Dag la suivirent dans la pièce à tisser. En passant la porte de la cuisine, Faon se blottit contre Dag, à sa gauche, et il passa le bras derrière son dos, pour l'arrimer là, et peut-être lui avec. Toute la famille était assise autour de la table illuminée - le père, la mère et Flèche d'un côté, Roseau, Torrent et Brin de l'autre. Ils les regardèrent d'un air méfiant. Quelle qu'ait été leur discussion, ils n'avaient pas élevé la voix. A moins qu'ils n'aient pas osé se parler du tout.
— Est-ce qu'ils sont tous là ? demanda Futée.
— Oui, tante Futée.
Futée s'avança jusqu'au milieu de la cuisine et frappa le sol avec sa canne, adoptant le maintien nécessaire pour faire une déclaration publique, comme Faon l'avait rarement vu faire, enfin pas depuis le jour où Futée avait réglé le problème des réparations envers les Bowyer, furieux après que Brin et les jumeaux eurent organisé une course avec leurs vaches, des années auparavant. Futée inspira profondément. Tous les autres retinrent leur souffle.
— Je suis satisfaite, annonça-t-elle d'une voix forte. Faon aura son patrouilleur. Dag aura son Etincelle. Veillez-y, Trille et Surel. Quant à vous autres (elle pouvait foudroyer du regard avec un effet remarquable, quand elle voulait, l'intensité de ses yeux vides leur donnant un air terrifiant), tenez-vous bien, pour une fois!
Puis elle se détourna et sortit sans tarder, retournant dans sa pièce à tisser. Juste au cas où quelqu'un aurait été assez imprudent pour essayer de défier ses derniers mots, elle donna un rapide coup de canne sur la porte pour la faire claquer derrière elle.